Combien de kilomètres cumulés représentent les chaînes logistiques nécessaires à la chirurgie de la cataracte ? Et quelle quantité de CO2 émet cette opération, la plus pratiquée dans le monde ?

Pour répondre à ces questions, le professeur Antoine Brézin, ophtalmologiste à l’Hôpital Cochin à Paris, et le docteur Arthur Ferrero, ophtalmologiste à la clinique de l’union à Saint-Jean, ont pris la parole lors des vingt-troisièmes journées de réflexions ophtalmologiques qui se sont déroulées du jeudi 9 au samedi 11 mars.

Des chaînes d’approvisionnement fragiles

« En remontant dans l’histoire de notre profession de chirurgien, notre métier a été d’opérer la cataracte sans s’occuper ce qu’on appelle le back office, c’est-à-dire les chaînes logistiques », déclare Antoine Brézin en préambule qui rappelle que le secteur de la santé représente 4,4% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Partant de ce constat, le professeur plaide pour une prise de conscience afin de comprendre d’où viennent les approvisionnements et ainsi agir en faveur d’un développement durable.

En effet, plusieurs événements multifactoriels ont démontré la complexité et la fragilité des chaînes d’approvisionnement ces dix dernières années : l’éruption du volcan Eyjafjöll en Islande, le blocage du canal de Suez par un porte-conteneur, la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine… « Pour vous donner un exemple, une société basée à Odessa fournissait 70% de la demande mondiale de néon qui est un composant essentiel dans les lasers utilisés dans la fabrication des buses » précise Antoine Brézin.

Trois fois le tour de la Terre

« Avec l’équipe du bloc, nos infirmières, nos cadres, nos logisticiens... nous avons regardé caisse par caisse d’où vient le matériel qu’on utilise pour la chirurgie de la cataracte. Et on s’est intéressé, item par item, à la distance parcourue entre le lieu de fabrication et l’hôpital Cochin avec une méthode très simple : vous prenez un moteur de recherche, vous localisez l’endroit puis ensuite il vous calcule la distance entre l’hôpital et cet endroit où ils sont fabriqués », détaille le professeur. « Nous avons pris en compte les produits finis, pas les composants qui ont servi à fabriquer chacun de ces objets ».

Résultat ? Bulgarie, Mexique, Chine, États-Unis, Vietnam, Grèce… La liste est longue et totalise 13 pays différents pour un compteur final qui affiche 138 587 kilomètres cumulés… soit un peu plus de 3 fois le tour complet de notre planète. La moyenne pour les médicaments est de 5 000 kilomètres, les dispositifs viennent de plus loin. Évidemment, il faut pondérer la distance par le poids. « Nous avons réalisé ce travail en utilisant une idée qui est le kilogramme/kilomètre. Au total c’est comme si vous aviez 12,4 tonnes/kilomètre ». Une tendance qui « s’aggrave » avec des chiffres qui augmentent depuis deux ans. En 2021, la distance parcourue était de 91 000 kilomètres.

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Quel bilan carbone ?

Vient ensuite le tour d’Arthur Ferrero, qui présente le bilan carbone d’une chirurgie de la cataracte. « Notre objectif était d’évaluer le bilan carbone d’une chirurgie de la cataracte à l’hôpital Cochin. Nous avons divisé ça en émission directe, qui correspond au transport du personnel et des patients (moyens de transports et distance parcourue) et à la consommation énergétique du bâtiment (chauffage, eau, électricité, ventilation…), rapportés aux mètres carrés de la salle d’intervention. Le bâtiment est récent et moderne, donc bien isolé et le personnel utilise principalement des moyens de transports peu ou pas polluants. Les patients eux, viennent pour la plupart en voiture. Nous avons constaté que 70% de notre bilan carbone vient de l’émission indirecte : les industriels. Nous avons mesuré le bilan carbone sur une journée puis nous l’avons reporté sur une seule intervention. Au final, on émet 80 kg de CO2 pour une chirurgie de la cataracte, à peu près l’équivalent de 800 kilomètres en voiture ».

« Nous nous sommes comparés aux autres études et nous avons vu qu’en Inde ils ont fait le bilan il y a quelques années. Ils étaient à 6 kg de CO2 par chirurgie. Pourquoi ? Il y a beaucoup plus de matériel réutilisable, ce ne sont pas les mêmes règles d’hygiène. Ils produisent 250g de déchets pour une chirurgie quand nous produisons presque 3 kg pour un patient. Ils ont aussi optimisé les flux : ils opéraient 93 patients dans la journée, quand nous en opérons 12 dans une seule salle ».

Un enjeu écologique et industriel

En conclusion, le professeur Brézin insiste sur l’importance de la prise de conscience qui représente une « première étape » très importante. « Je crois que nous ne pouvons plus rester dans notre tour d’ivoire de chirurgiens. Je pense que nous devons essayer de nous impliquer dans les appels d’offres, de demander au personnel administratif qui gère tout ça de faire en sorte de ne pas forcément chercher à l’autre bout de la planète des choses qui sont juste à côté de chez nous. Et puis il y a un sujet éthique, dont on entend parler en permanence, de relocalisation, de réindustrialisation à l’échelle de l’Europe, peut-être même à l’échelle nationale. C’est un vrai sujet politique qui je pense va nous passionner pour les années à venir. »

Pour améliorer le bilan carbone, le docteur Arthur Ferrero propose la stratégie des 5R, réduire, réutiliser, recycler, repenser, rechercher.

  • Réduire : les distances parcourues, les emballages, les notices
  • Réutiliser : Une étude sur la chirurgie de la main a montré que les packs personnalisés limitent les déchets. Il faut faire en sorte que tous les opérateurs du centre utilisent les mêmes instruments (plus d’1 chirurgien sur 2 a sur sa table un instrument jetable qu’il ne va pas utiliser lors de la chirurgie). Il faut aussi limiter le gaspillage. Une étude récente montre qu’il y a 250 000 dollars de gaspillage annuel dans les centres de chirurgie ophtalmologique (le visqueux qui reste dans la seringue, le matériel servi non utilisé…)
  • Recycler :  améliorer la gestion des déchets
  • Repenser : optimiser les flux matériels et humains. Plus on opère de patients dans la journée, plus on est efficace dans la limitation des émissions. Si on opère que deux patients dans la journée, on sollicite quand même tout le bloc, le bâtiment, le personnel
  • Rechercher : par exemple, faire une comparaison entre l’utilisation unique versus la stérilisation (produits chimiques et énergie nécessaire)