Le mode de fonctionnement des ophtalmologistes a peu changé entre le début de l’émergence de la spécialité, vers les années 1850, et l’an 2000. L’exercice du métier était solitaire et le médecin mesurait lui-même l’acuité visuelle, la mesure de la tension oculaire et les divers paramètres dont il avait besoin pour construire son diagnostic et prendre sa décision. Cela ne l’avait pas empêché d’intégrer au fil des ans toutes les innovations technologiques (angiographie, lasers) et thérapeutiques (bêtabloquant, anti VEGF).

Après la rupture des années 2000, quand les ophtalmologistes ont commencé à construire des équipes avec des orthoptistes, et ensuite l’arrivée des logiciels d’analyse de données, une troisième rupture a été présentée en 2016 par Google : il s’agit de l’Intelligence Artificielle (I.A.) appliquée au diagnostic des différents stades de la rétinopathie diabétique. La révolution est liée à la méthode du deep learning* qui permet de construire les algorithmes. Auparavant la programmation des systèmes experts essayait de reproduire, par du codage informatique, le raisonnement étape par étape d’un expert. Le deep learning construit son savoir sur un principe différent : le codage informatique lui donne la capacité à apprendre.

Ainsi en montrant au logiciel plusieurs milliers de photos de rétine annotées, il devient capable de dépister tous les éléments de la rétinopathie diabétique. Un laboratoire Inserm** est allé plus loin : son I.A. est capable de dire si le fond d’œil d’un patient est normal. Dire la normalité est le stade ultime du savoir médical : en effet dépister une anomalie, par exemple une hémorragie, est assez facile, mais trier le normal du pathologique était jusque-là réservé au médecin. Cette technologie est scientifiquement validée et elle en est au stade de pré commercialisation. Cette capacité d’analyse va concerner toute l’imagerie utilisée en ophtalmologie : photo du fond d’œil, champs visuels, OCT etc…

Les conséquences vont être considérables pour l’organisation de la filière visuelle. Il faut se rappeler que les maladies dépistées par l’examen du fond d’œil ont 2 caractéristiques fâcheuses : elles sont longtemps silencieuses et elles conduisent à la perte de la vision. L’organisation du parcours de soins des patients est construite sur la nécessité de dépister ces maladies à un stade précoce d’où l’obligation de consulter l’ophtalmologiste avant d’acheter ses lunettes. Dans moins de 5 ans, une simple photo de rétine prise par un technicien, ou même par une machine automatique, aura le même niveau d’expertise qu’un ophtalmologiste formé en 13 ans d’études. Il sera donc possible d’aller chez son opticien pour renouveler ses lunettes sans sacrifier le dépistage des maladies de la rétine ou du nerf optique. Les cabinets d’ophtalmologie s’en trouveront soulagés. Les patients ayant dix dixièmes, une tension oculaire normale et un fond d’œil normal ne verront plus l’ophtalmologiste.

Techniquement l’évolution pourrait être rapide, culturellement elle demandera une quinzaine d’années. Cette utilisation intensive de l’I.A. pose le problème de la pureté des intentions des programmeurs. Il faut toujours se rappeler que ces programmes sont écrits par des sociétés commerciales dans un but commercial. En pratique une I.A. est une boite noire que personne ne peut auditer. Même les Etats ne peuvent les contrôler ou les certifier. Il existera toujours une crainte que les dés soient pipés. Ainsi un algorithme qui analyse les champs visuels pourrait déplacer légèrement le curseur de façon à majorer ne serait-ce que de 1% d’appréciation sur la dégradation de l’état du patient. Ceci aurait des conséquences énormes en matière de chiffre d’affaires des sociétés qui vendent des médicaments luttant contre le glaucome. Ceci est lié à la mondialisation : le champ d’action de l’IA est mondial et le champ d’action des industries pharmaceutiques l’est aussi.

L’autre problème est de savoir quel degré de liberté aura le médecin s’il veut prendre une décision en opposition à celle suggérée par l’I.A. Dans notre exemple, le glaucome, on peut penser qu’au début, personne n’en voudra au médecin de refaire quelques examens au patient s’il n’était pas convaincu de la pertinence de l’avis de l’I.A. sur la stabilisation de l’état de santé de son patient. Mais après quelques années d’utilisation, il sera acquis que les propositions de l’I.A. sont pertinentes, au moins autant que celles de médecins seniors. A ce moment-là, l’injonction de l’Assurance maladie sera de suivre ses recommandations, pour des raisons d’économies. C’est le payeur qui fera ces rappels à l’ordre. Il est probable qu’à terme, il sera interdit pour le médecin d’aller contre l’avis de l’I.A. Mais prendre une décision en toute autonomie ou suivre celle donnée par un logiciel n’exige pas la même formation.

Cela nous conduit au point de savoir quel professionnel accompagnera les patients dans les pathologies chroniques stabilisées. Ce ne sera plus un médecin mais un professionnel avec une culture médicale de base et des qualités de relations humaines capables de faire l’interface entre les patients et l’I.A. En effet, l’interprétation des images qui guident la conduite thérapeutique sera entièrement prise en charge et les médecins vont perdre tout doucement leur expertise sur l’imagerie, par défaut d’utilisation. Les jeunes n’investiront pas du temps pour arriver à interpréter l’imagerie à un niveau d’expert. L’I.A. va être capable d’interpréter quasiment toutes les images : photos de la rétine, champs visuels, angiographie, OCT. Pour les pathologies rares nécessitant une expertise particulière, elle aura un avantage considérable : alors que le médecin expert aura vu 2 ou 3 cas dans toute sa carrière, elle aura pu être alimentée de tous les cas mondiaux disponibles et documentés. Là où l’expert aura 30 ans d’expérience, elle en aura 1 000.

Au fur et à mesure que l’expertise de l’I.A. grandira, celle des médecins, non sollicitée continuellement, déclinera. Ce n’est pas forcément un problème pour le patient mais c’est un changement profond du métier. Le champ d’action du médecin se réduira à la prise de décision lors des cas complexes. La question est d’arriver à anticiper quel pourcentage de l’activité ne pourra pas être transféré. L’I.A. ne peut avoir une expertise que sur des savoirs stabilisés. Il faut aussi toujours se rappeler que derrière le terme d’intelligence artificielle se cache non pas une intelligence consciente d’elle-même, mais des algorithmes écrits par des informaticiens. Donc l’I.A. ne sait rien, ne décide de rien, ne veut rien. Il s’agit juste d’un programme informatique qui donne une information. Mais cette information est tellement puissante qu’elle va bouleverser nos pratiques.

Les patients ne verront pas la rupture car l’évolution sera progressive. Depuis les années 2000, ils ont pris l’habitude de voir des orthoptistes ou des infirmières avant de voir le médecin. Du fait de la pénurie médicale, qui frappe en premier lieu les ophtalmologistes, se développe la possibilité pour eux de ne voir que l’orthoptiste. Cette possibilité existe déjà pour les contrôles simples et elle va devenir effective pour le suivi de pathologies chroniques stabilisées. Cela ne sera possible à une grande échelle qu’avec l’aide de l’I.A. Un médecin ophtalmologiste, qui gère aujourd’hui 12 000 à 15 000 patients, pourrait avoir en charge une population 2 ou 3 fois plus large. Cette évolution est prévisible à très court terme***.

En conclusion, l’arrivée de l’I.A en médecine ophtalmologique est imminente et inéluctable. Elle survient à un moment où les Autorités ont placé la spécialité dans une équation démographique impossible. Associée aux délégations, elle va transformer le parcours du patient. Nos organisations vont devoir s’adapter en modifiant profondément leurs modes de prises en charge, l’architecture de leurs locaux, la construction d’équipes et leurs relations avec les professionnels externes. Malgré toute l’aide qu’elle va nous apporter, elle est en même temps profondément déstabilisante. Idéalement l’Etat devrait accompagner et soutenir cette mutation inouïe. Mais les 15 dernières années nous ont montrés à quel point les Autorités Sanitaires nationales ont toujours été un acteur freinateur et perturbateur de notre volonté de réorganisation. Je ne suis pas convaincu qu’elles puissent évoluer et qu’elles sachent faire ce qu’il faut pour soutenir cette révolution de la prise en charge. L’intégration de l’IA à la médecine ophtalmologique est de l’ordre du tsunami. Elle nécessiterait un pilotage intelligent qui permette de reconstruire une offre de soins oculaires répondant aux besoins des populations.

Tribune du Dr. Jean-Bernard Rottier, ophtalmologiste

Ce texte exprime mon opinion personnelle et ne reflète pas forcément la position des structures dans lesquelles j’ai des responsabilités (CNP d’ophtalmologie et Syndicat national des ophtalmologistes de France -Snof).
 
* Les réseaux de neurones artificiels ou convolutifs (deep learning) sont des réseaux de neurones informatiques imitant l'architecture des neurones humains (plusieurs informations pondérées en entrée, une valeur de sortie.
** LaTIM Inserm UMR 1101 (Laboratoire de Traitement de l’Information Médicale, en recherche de sponsors…).
*** Sous réserve d’une réorganisation profonde soutenue activement par les Autorités de tutelle.