Nous publions l'intégralité de l'intervention du Docteur Jean Luc Seegmuller, Président du Syndicat national des Ophtalmologistes de France.
Il existe en France, entre les opticiens et les ophtalmologis-tes, un lien solide qui vient de leur histoire, qui tient à leur nature et à leur raison d’être, et qui est entretenu par leur exercice quotidien. Opticiens et ophtalmologistes, nous sommes heureux d’exercer nos professions complémentaires dans le domaine de la vue ; les uns et les autres nous avons conscience d’accomplir jour après jour une véritable mission de santé publique, tout en nous efforçant de répondre aussi aux attentes des usagers pour leur confort visuel dans leur vie quotidienne, professionnelle et de loisirs ; les uns et les au-tres, nous demeurons attentifs à améliorer toujours la qualité de nos services à la population qui, comme toutes les enquêtes continuent de le montrer, nous accorde une confiance qui gratifie nos efforts.

Opticiens et ophtalmologistes : une forte interdépen-dance

Opticiens et ophtalmologistes, nous sommes les seuls qui puis-sent mesurer la valeur et la perennité de ce lien historique, existentiel et, j’ose le dire, affectif qui existe entre nous. Si j’ai répondu aujourd’hui à l’invitation du Président Gerbel, pour laquelle je le remercie très chaleureusement, c’est d’abord pour vous dire combien les ophtalmo-logistes de France tiennent à cette relation privilégiée, évidemment nécessaire à nos activités respectives. A l’occasion de ce Congrès où la FNOIF veut approfondir une réflexion prospective sur votre profession dans une période particulièrement évolutive, je suis chargé de vous apporter ce message : pour les ophtalmologistes de France, comme pour leur orga-nisation représentative, les modalités futures de la prise en charge des troubles de la vision ne pourront être définies qu’après une concertation entre nos professions. Jusqu’ici nous n’avons pas pu fonctionner les uns sans les autres. De même l’avenir des ophtalmo-logistes de notre pays est-il interdé-pendant de l’avenir des opticiens.

Et en effet, cette interdépendance résulte notamment de ce qu’on pourrait presque appe-ler une « exception française » et dont il importe de bien prendre en compte les réalités.

L’incompatibilité entre prescription et délivrance

La première est la stricte séparation qui, pour ce qui concerne les produits utiles à la santé, et en particulier ceux qui font l’objet d’une participation de l’assurance maladie, doit exister entre la prescription d’un produit, d’une part, et d’autre part sa délivrance. Elle est certes imposée par la loi et les règlements ; mais je puis vous dire que les ophtalmo-logistes y sont très fortement attachés, comme le sont les organisations de consomma-teurs qui savent bien quelles garanties donne à l’usager cette transparence dans le dé-roulement du processus qui débute par un examen médical avec un diagnostic circonstancié suivi le cas échéant d’une prescription, et qui s’achève souvent dans un autre ca-dre avec un professionnel différent par la vente d’un équipement.

Notre position n’est pas que de principe. A l’époque heureusement déjà lointaine où nos deux professions se disputaient la contactologie, certains parmi nous avaient proposé de suivre le modèle allemand : vous savez qu’outre-Rhin mes confrères sont autorisés à vendre à leurs patients les lentilles de contact qu’ils adaptent ; cette activité constitue d’ailleurs, pour certains d’entre eux, contraints par de drastiques mesures d’économies, un utile ballon d’oxygène. Le Syndicat national des Ophtalmologistes de France s’est toujours déclaré opposé à une telle licence, qui serait d’ailleurs contraire à nos habitudes et à nos mentalités.
De même, nous suggérons à nos confrères, lorsqu’ils prescrivent des verres correcteurs, de borner la rédaction de leur ordonnance à ce qui leur paraît strictement nécessaire d’un point de vue médical, sans prétendre imposer une marque ou un équipement qui relève plutôt du confort ou de la convenance ; pour nous, ce choix doit être fait chez l’opticien, professionnel le plus compétent pour informer son client sur les possibilités offertes mais aussi sur leur prix, avant une transaction commerciale où le médecin n’a que faire. Les dispositions de la loi dite « anti-cadeaux », encore récemment précisées par les articles 26 à 31 de la loi du 4 mars dernier sur les droits des malades, proscrivent d’ailleurs très fermement toute relation d’intérêt entre le prescripteur et son environnement industriel et commercial.

Mais la nécessité d’une articulation efficace

Cette séparation des missions et des responsabilités, à laquelle nous tenons, a pourtant un effet pervers, car elle limite bien souvent l’articulation qui doit pourtant exister entre nous. Jadis l’équipement optique des aphaques exigeait souvent une bonne coordi-nation entre le chirurgien qui avait opéré la cataracte et l’opticien qui délivrait les lunettes pro-visoires, puis définitives. Le domaine de la prise en charge de la basse vision, que nous devons ensemble savoir vigoureusement développer, exige aujourd’hui une véritable concertation de l’ophtalmologiste avec l’opticien qui fournit les aides visuel-les, mais aussi bien sûr avec l’orthoptiste et tous les autres professionnels qui concourent à la compen-sation du handicap vi-suel.

A cet exemple particulièrement démonstratif je pourrais en ajouter bien d’autres, no-tamment dans le domaine de la contac-tologie, où l’information et le suivi des porteurs de lentilles méritent d’être améliorés, ou pour ce qui concerne les équipements optiques né-cessaires à certaines profession ou à la pratique de certains sports.

Les réseaux de soins

Il se trouve qu’aujourd’hui le concept de réseaux de soins offre à notre capacité d’innovation un cadre qui, outre qu’il est à la mode et peut donc être favorablement accueilli par les pouvoirs publics, doit nous inciter à élaborer ensemble les règles et les procédures qui nous permettent, là où c’est nécessaire, de mieux coordonner nos interven-tions, tout en balisant l’ensemble de notre démarche. Il importe notamment de préserver notre indépendance professionnelle respective, mais aussi de définir le champ de responsabilité de chaque intervenant, question, vous le savez, d’une brûlante actualité ; de satisfaire à l’éthique et à la déontologie, notamment, comme je l’ai fortement souligné, pour éviter la collusion entre activité médicale et activité com-merciale, ou pour ce qui concerne le partage du secret médical ; de préciser les critères de formation initiale et continue exigibles de chacun selon les actes qu’il doit accomplir, en y associant des dispositifs d’évaluation ainsi qu’une démarche en vue de la qua-lité.

Vers une réflexion commune

Indépendance professionnelle, responsabilité, secret médical, formation initiale et continue, évaluation, démarche qualité… Voilà plusieurs – vastes – thèmes de réflexion com-mune que les ophtalmologistes proposent aux opticiens, comme il le font en direction des orthoptistes dont le contexte réglementaire a été récemment élargi et précisé. Telle est notre disposition d’esprit, ouverte et constructive, bien différente sans doute de l’archaïsme conservateur et défensif dont on veut parfois nous taxer.

Hélas quand nous ne sommes pas rétrogrades, nous devenons sans doute téméraires ou présomptueux. Ainsi l’idée, que nous avions lancée en son temps, de créer des « Maisons de la vision », a-t-elle alarmé ou rebuté une partie des professionnels de la vue, y compris parmi les ophtalmologistes eux-mêmes. Le concept de réseau, dont l’un des principaux responsables de mon Syndicat s’attache ces temps-ci à mettre sur pied une application en guise de prototype, a l’avantage de laisser au contraire une grande souplesse géographique et d’échapper ainsi aux contraintes d’un lieu unique et d’une structure py-ramidale.

Nombre d’ophtalmologistes : la pénurie

J’espère avoir ainsi pu vous faire apparaître notre large disponibilité conceptuelle, et notre ardeur inventive pour ouvrir de nouvelles voies à nos initiatives, mais aussi, comme vous le savez, pour faire face à la catastrophique pénurie d’ophtalmologistes, délibéré-ment programmée par les gouvernements successifs mais identiquement indignes de leurs responsabilités en matière de santé publique. Je dois dire que nos premiers contacts avec notre nouveau Ministère allume enfin une lueur dans le tunnel où nous nous désolions. Nous savons cependant que, quelles que soient les mesures prises au-jourd’hui, elles n’auront plein effet que dans plus de dix ans, compte tenu du temps qu’il faut pour former un médecin spécialiste en ophtalmologie.

Cette urgence nous pousse à chercher toutes les solutions possibles pour répondre mal-gré tout aux besoins de la santé publi-que, et à les explorer sans exclusive, car aucune d’elles n’y suffirait à elle seule. Des solutions, mais pas des bricolages ou des expédients. Car la légitime attente des usagers, la sourcilleuse vigilance des tribunaux, et tout sim-plement la conception que nous avons de no-tre beau métier, nous amènent à exiger que les évolutions indispensables ne se fassent pas au détriment de la qualité des soins.

Qualité et qualification

Et la qualité d’un acte passe notamment par la qualification de celui qui l’accomplit. L’ophtalmologiste qui suit un diabétique prend en charge la rétinopathie, mais confie le traitement du diabète à un endocrinologue. Lorsqu’il prescrit une correction optique, il n’imagine pas de tailler ensuite les verres pour les fixer dans une monture. De même il s’attache à envisager tous les pièges potentiels, tous les risques d’erreur que comporte l’acte diagnostique le plus banal en apparence ; chacun de mes confrères a dû un jour s’interroger, devant un simple relevé de champ visuel, pour décider si le tracé obtenu était celui d’une choroïdose myopique, d’un glaucome méconnu, ou d’une tumeur intra-cranienne, en sachant bien que la conduite à tenir selon le cas était bien différente.Le contenu et les limites d’une mission

Remplir toute sa mission, mais connaître ses limites : c’est la condition d’une compé-tence bien assumée. C’est bien la manière dont, pour la très grande majorité de ceux qui exer-cent nos trois professions – opticiens, orthoptistes, ophtalmologis-tes – nous concevons notre champ d’activité respectif. Mes confrères reçoivent presque chaque jour des patients qui ont été informés, sensibilisés ou même alertés par leur opticien pour un trouble ou une anomalie qui lui paraissait justifier un examen médical. Ce relais d’information, de sensibilisation et même d’alerte que jouent déjà si conscien-cieusement tant d’opticiens leur vaut, je puis vous le confirmer ici de manière solennelle, la reconnaissance et la considération de mes confrères. C’est cette considération et cette reconnaissance qui nous ont conduit récemment à écrire à tous les opticiens de notre pays pour les informer sur la « Journée noire de l’ophtalmologie française » que nous avions organisée, en leur proposant de relayer notre initiative. Les réactions, nombreuses, qui nous en sont parve-nues ont été en quasi totalité très en-courageantes.

Quelques rares lettres, reproduisant d’ailleurs un texte presque identique à chaque fois, ont au contraire repris et proclamé à nouveau la vieille obsession d’une poignée d’activistes qui, depuis une quarantaine d’années, prétendent faire de l’ophtalmologie sans en avoir le diplôme tout en pour-suivant une activité commerciale, et s’évertuent ainsi à attiser entre nos deux professions des rancoeurs recuites et racornies. Ils se font fort de remplacer les ophtalmologistes pour au moins les deux tiers de leur activité, et dans ce but ils s’attribuent la dénomination d’optométristes. L’une et l’autre prétentions sont extravagantes et abusives.

Vrais et faux optométristes

Car nous savons bien qui sont les optométristes, les vrais. Mes fonctions à la présidence, pour ma discipline, de l’Union européenne des médecins spécialistes, m’a conduit à rencontrer à plusieurs reprises, et notamment à Londres, de hauts responsables de l’optométrie anglo-saxonne et européenne. Mes confrères du Royaume-Uni m’ont appris comment étaient formés, par de solides étu-des, des optométristes qui, dans ce pays, jouent en toute légalité tout leur rôle dans la distribution des soins, mais rien que leur rôle, car pour la plupart ils connaissent eux aussi les limites de leur compétence et le poids de leur responsabilité.

Rien de tel, ni dans la formation, ni dans le comporte-ment, pour les illégaux qui s’agitent par poignées agressives et en lesquels nous ne pouvons reconnaître la qualité d’optométristes tels qu’ils existent en Grande-Bretagne ou sur le continent nord-américain. Les visées conquérantes de ces usurpateurs de titres réussissent malheureu-sement parfois à dé-velopper entre nous les malentendus, avec tous leurs effets pervers.

La réforme du diplôme d’opticien

L’une de ces conséquences les plus navrantes aux yeux des oph-talmologistes en a été le blocage persistant de la réforme du contenu du diplôme d’opticien, à laquelle pourtant j’avais moi-même, voici bien des années, apporté l’appui et même le concours de notre Syndicat. Car il s’agissait d’abord – et il s’agit toujours – de répondre au souhait des pro-fessionnels que vous êtes d’étoffer encore votre formation initiale et continue, notamment – et c’est sur ces points que nous avions été officiellement consultés – par une solide information sur les principales maladies et malformations de l’appareil visuel. Com-ment aurions-nous pu ne pas nous réjouir de vous voir encore mieux capables de relayer l’information en direction des usagers, de mieux comprendre encore notre domaine d’activités si constamment complémentaire du vôtre ?

C’est alors qu’a surgi, une fois de plus, une escouade d’excités proclamant qu’ils revendi-quaient du même coup le droit d’accomplir tous les actes qu’on leur avait décrits, comme si le fait d’avoir vu à la télévision le film d’une opération de la cataracte permettait dès le lendemain matin à cha-que téléspectateur de faire irruption dans un bloc opératoire en y brandissant la sonde du phaco-émulsificateur !

Je puis vous dire que les ophtalmologistes s’opposeront toujours à des prétentions aussi déraisonnables, et refuseront tout rapprochement avec des intentions aussi irresponsa-bles. Ils sont en revanche résolus à soutenir clairement le souhait légitime et justifié des opticiens, celui d’obtenir un cycle et un programme de formation étendus et approfondis selon leurs vœux, qu’ils sont eux-mêmes les mieux placés pour définir et pour expri-mer.

Cette dernière proposition, qui est aussi un engagement, s’ajoute à toutes celles que j’ai pu formuler dans un survol qui ne permettait pas d’entrer dans le détail, mais qui entendait esquisser un programme à un travail commun. Je vous remercie une nouvelle fois, Monsieur le Président, de m’en avoir donné l’occasion en m’invitant à Tours. J’y suis venu aussi, et peut-être surtout, comme je vous l’ai dit, pour exprimer, à tous les opticiens de France, au nom de tous les ophtalmologistes de France, l’estime et la considération qu’ils leur portent, ainsi que leur fervent souhait de pouvoir, dans les temps avérément difficiles que nous allons vivre, cons-truire ensemble notre avenir professionnel respectif, pour accomplir mieux encore et en commun nos missions de santé publique.